Édito
Vous avez été nombreux la saison dernière à nous faire confiance, à prendre avec nous le risque de la création, à découvrir le travail audacieux de jeunes metteurs en scène qui frayent des voies nouvelles, l’univers si singulier du Théâtre du Radeau, la profondeur des acteurs polonais dirigés par Krystian Lupa, à nous accompagner sur les chemins parfois escarpés d’Henry James, Marguerite Duras et Maurice Maeterlinck ; nombreux aussi à venir déguster les Vin(gt)s du mois, curieux des propositions artistiques qui les accompagnaient, à faire découvrir à vos enfants Petit Pierre pendant les vacances, à participer aux stages avec les artistes de la saison, à échanger, dialoguer, débattre sur le salaire minimum garanti, profiter du bar et de la terrasse… Nombreux, tout simplement, à habiter le lieu théâtre, à lui donner son sens civique, à en user comme d’un bien commun.
Cette confiance nous donne la force de continuer, avec joie et détermination, pour que cette nouvelle saison tienne toutes les promesses que nous y engageons : exigence artistique, chocs esthétiques, bouleversements intimes et politiques, jubilation d’un art en constante réinvention, générosité, partage, transmission !
Pour la première fois à Besançon, nous sommes fières, Anne Tanguy, directrice des 2 Scènes - Scène nationale de Besançon, et moi, d’accueillir deux très grands artistes européens : le suisse Christoph Marthaler, qui de spectacle en spectacle poursuit une oeuvre où théâtre et musique, ludisme et mélancolie, grâce et raillerie dessinent un territoire d’insoutenable liberté, saisissant les êtres dans leur beauté fragile et dérisoire ; et l’italien Romeo Castellucci, dont la richesse plastique et la puissance métaphorique des spectacles qu’il entreprend renvoient chacun d’entre nous aux questions les plus archaïques et universelles.
Plusieurs spectacles que vous découvrirez cette saison mettent en jeu des questions à la fois très simples, concrètes, des questions auxquelles nous sommes confrontés dans nos vies de tous les jours, dans nos conduites les plus intimes – la famille, le deuil, l’amour, la maladie, l’enfance, la sexualité. Dans ces spectacles, on voit ces mêmes questions traversées par des champs de force beaucoup plus vastes, politiques, économiques, historiques ; on voit comment, en somme, le monde ne cesse de s’inviter à notre table, s’immisçant dans notre intimité la plus singulière. C’est le sujet même de Comment on freine ?, pièce que Violaine Schwartz a écrite pour la metteure en scène Irène Bonnaud, toutes deux artistes associées cette saison ; et c’est ce qui fait la force troublante de Retour à Reims, de Didier Éribon, entre exploration autobiographique et essai sociologique. Dans Quelque chose de possible, Aurélia Guillet imagine la rencontre amoureuse de deux êtres que tout socialement sépare, tandis que Benoît Lambert fait apparaître au coeur de la crise familiale du Tartuffe une secrète guerre des classes… L’Histoire aussi façonne les êtres et leur destin : Arnaud Churin s’empare du bouleversant récit de Serge Amisi, auteur et acteur congolais, enrôlé comme enfant soldat alors qu’il n’avait pas dix ans. Et Guillaume Delaveau emmènera les enfants dans quelques régions tourmentées du passé français par un détour de fantaisie propre au théâtre…
Car l’autre fil rouge de la saison, c’est le pouvoir de l’art, comme arme contre l’oubli et la folie des hommes, l’art comme survie, comme refuge, comme recours contre la mélancolie, et surtout comme creuset inépuisable de réinvention de soi et du monde. Qu’il s’agisse des Géants de la montagne, pièce inachevée de Pirandello dans laquelle il entrevoit l’angoisse d’un monde sans art ; de Tennessee Williams et Blaise Cendrars, transformant par l’écriture les heures sombres de leur propre vie ; de la folie rageuse d’un Thomas Bernhard qui alimente son génie des décombres d’une famille autrichienne en crise ; des personnages adultes du Chagrin ou de la petite Létée, surmontant la réalité grâce aux jeux et à l’imaginaire de l’enfance ; des endiablés du théâtre de l’Unité ou de la pseudo-famille Gomez, déclassée s’il en est, qui installera, pour l’ouverture de la saison, son stand forain sur le parvis du CDN ; ou enfin de Mon Maurice, jardin de consolation ravélien auquel nous travaillerons, Claude Duparfait et moi : l’art, la fiction, l’auto-fiction, le jeu sous toutes ses formes, l’imagination, la musique, apparaissent en effet comme les premiers leviers à partir desquels auteur-e-s, metteur-e-s en scène, acteur-trice-s travaillent à rendre le monde transformable, habitable, respirable.
« L’art ne cesse de travailler à la perception d’une réalité bouleversante que la vie quotidienne nous dissimule et nous fait oublier. La peinture, la musique, la littérature, le théâtre, le cinéma, ne sont pas les échappatoires d’une réalité pénible, c’est exactement l’inverse, ce sont des moyens puissants et dynamiques pour se ressaisir d’une réalité en mouvement. (…) Lorsque les responsables politiques manquent de courage dans leurs choix budgétaires pour une véritable éducation populaire, pourquoi s’étonner du retour des idéaux d’un sombre temps, pourquoi s’étonner du score des partis d’extrême droite en France et en Europe ? », interrogeait la chorégraphe Maguy Marin, sur le plateau du Théâtre de la Colline, le 10 décembre dernier, lors de l’appel que les femmes et hommes de culture lançaient aux décideurs politiques.
C’était l’année dernière.
Je m’arrête là.
La suite, vous la connaissez.
Il nous appartient d’en changer le cours.
Célie Pauthe, 13 mai 2015